Nucléaire sino-français: une des plus belles histoires industrielles mondiales (REPORTAGE)
▌Parmi les coopérations sino-françaises, celle portant sur le nucléaire est l’une des plus remarquables. Le 60e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la Chine et la France constitue l’occasion de revenir sur ce partenariat industriel exemplaire.
L’idée de départ est simple : elle remonte au tout début des années 1980, au moment de l’ouverture économique de la Chine. Pour construire une centrale qui alimenterait Hong Kong en électricité, il fallait des appuis étrangers et donc des financements étrangers. La vente d’électricité permettrait quant à elle de rembourser les emprunts. C’est sur cet audacieux projet du dirigeant chinois de l’époque, Deng Xiaoping, que la France, qui connaissait depuis les années 70 un âge d’or du nucléaire, a été approchée pour construire la première centrale nucléaire de Chine.
En 1983, les autorités de France et de Chine signent un mémorandum qui va jeter les bases de leur collaboration et la même année un contrat est signé avec EDF (Electricité de France, entreprise publique de production et de fourniture d’électricité). Le cadre d’un contrat de confiance qui allait durer 40 ans était posé, 40 années durant lesquelles des entreprises françaises allaient accompagner la Chine dans le développement de son parc nucléaire, s’appuyant sur une stratégie de confiance mutuelle, qui allait donner naissance à une filière industrielle sino-française.
La première réalisation commune est la centrale de Daya Bay dans la province du Guangdong, mise en service en 1993. Puis ce sera Ling Ao entre 1995 et 2002, et enfin le grand projet de Taishan, qui a donné le jour au premier EPR en fonctionnement au monde en 2018, jusqu’au partenariat en pays tiers, au Royaume-Uni, avec notamment le projet Hinkley Point C.
« Pour revenir sur le début, Daya Bay, c’est probablement le plus beau projet de l’histoire industrielle mondiale”, se souvient Hervé Machenaud, aujourd’hui à la retraite, qui occupait de 1984 à 1989 pour EDF le poste directeur technique pour la construction de la première centrale nucléaire chinoise. “La Chine a confié à la France la responsabilité de la construction de cette centrale avec une garantie de bonne fin et EDF s’est engagée à ce que la centrale soit construite, ce qui, en 1984, dans le contexte international de l’époque, était quand même un pari », ajoute-t-il avant de conclure, « et donc EDF a fait confiance à la Chine et la Chine a fait confiance à EDF ».
Après avoir connu un âge d’or dans les années 1970-1980, et malgré ses succès en Chine, le nucléaire français fait face depuis plusieurs années à des perspectives plus sombres. En cause, les déboires d’Areva (ancien nom du géant français Orano), de la construction de l’EPR de Flamanville (France) et d’Olkiluoto (Finlande), auquels est venu s’ajouter un courant d’opinion anti-nucléaire, réactivé par l’accident de la centrale de Fukushima Daiichi au Japon.
Mais au tournant des années 2020, l’énergie nucléaire est vue comme nécessaire dans le mix énergétique comme dans la stratégie de décarbonation française. Ce virage est annoncé par le président français Emmanuel Macron le 12 octobre 2021, dans le cadre du plan d’investissement « France 2030 », avec une enveloppe d’un milliard d’euros s’ajoutant aux 470 millions d’euros alloués à la filière nucléaire dans le cadre du plan de relance. Cette dynamique du nucléaire se retrouve dans l’ensemble de l’Europe, comme cela a été mis en lumière avec le succès de la dernière édition de la WNE (World Nuclear Exhibition, le plus grand salon mondial du nucléaire) qui s’est tenue à Paris en novembre 2023, mettant aussi en évidence l’intérêt pour tous de collaborer. Toutefois, cette volonté de faire repartir le nucléaire se heurte à de nombreux obstacles. En effet, en dix ans, la filière française a perdu beaucoup de savoir-faire.
Avec un programme nucléaire ambitieux, la Chine est de son côté devenue une actrice majeure de cette industrie. “Après avoir lancé dix nouvelles constructions en 2022, ce sont de nouveau dix nouvelles constructions qui ont été lancées en 2023”, note Fabrice Fourcade, actuel délégué général d’EDF en Chine, soulignant le développement fulgurant du parc nucléaire chinois, devenu l’un des plus importants au monde.
« Globalement, dans le monde pour le nucléaire, aujourd’hui, de plus en plus de gens prennent conscience que le nucléaire est un instrument utile et même par endroits indispensable, on va dire, à la décarbonation de nos économies, à la lutte contre le changement, contre le changement climatique. Et à coup sûr, dans ce contexte-là, le partenariat nucléaire entre la France et la Chine doit se poursuivre et se consolider », plaide-t-il.
« On était le professeur et maintenant l’élève a dépassé le maître, » constate quant à lui Philippe Taurin, arrivé pour la première fois en Chine en 1993 pour le démarrage de la centrale de Daya Bay en tant que conseiller des ingénieurs sûreté, qui se souvient avec nostalgie du “démarrage”, lorsque les Français ont « mis le pied à l’étrier » des Chinois. « Après, ils ont eu l’intelligence de vouloir s’approprier la conception et puis d’être autonomes, » ajoute celui qui fut de 2014 à 2018 directeur général adjoint de la centrale de Taishan.
Face à cette reconfiguration, un partenariat nucléaire sino-français inversé pourrait-il être envisagé? « La France a besoin de l’expérience de la Chine dans le domaine de la construction des centrales. Et donc, la France a apporté son expérience au moment où la Chine en avait besoin. La Chine pourrait apporter son expérience au moment où la France en a besoin, » estime Hervé Machenaud, qui fut directeur de la branche Asie-Pacifique d’EDF entre 2002 et 2016.
« Idéalement, il faudrait refaire une coopération franco-chinoise à grande échelle pour plusieurs raisons. D’abord parce que les Chinois savent faire du nucléaire, comme nous les Français, on était très bons dans les années 1970-1980, comme les Américains étaient très bons dans les années 1950-1960, c’est la Chine qui sait faire et ça veut dire qu’elle fait moins cher que nous, beaucoup moins cher que nous, » insiste Félix Torres, historien spécialiste de l’histoire d’entreprise en France, auteur de « Le Chemin partagé. Une histoire d’EDF en Chine (1983-2011) ».
Après 40 ans de confiance réciproque, le partenariat sino-français dans le nucléaire se poursuivra-t-il ? C’est en tout cas le sens des accords qui ont été signés entre EDF et ses partenaires chinois CGN et CNNC le 6 avril dernier, au Grand Palais du Peuple, lors de la visite d’Emmanuel Macron en Chine. Quant à l’esprit pionnier, après avoir été la première à investir dans le nucléaire en Chine, la France a aussi été la première dans l’éolien maritime chinois en 2021. Un nouveau chapitre à suivre.